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Les 100 derniers kilomètres avant Compostelle

Cette traversée de la verdoyante Galice représente le tronçon final pour les marcheurs au long cours qui, tels les chevaux sentant l’écurie, accélèrent l’allure. D’autres s’élancent depuis Sarria pour prendre le temps d’approcher Saint-Jacques-de-Compostelle. Au bout de quelques jours, ils apercevront les flèches de la cathédrale depuis le mont Gozo, comme les pèlerins au Moyen-Âge… Avec à la clé, la Compostela, ce « diplôme du chemin » délivré au bout de 100 kilomètres à pied.

Borne du kilomètre 109 au départ de Sarria sur le chemin de Compostelle - BCourbin

 

C’est la dernière ligne droite. Depuis Sarria, il ne reste plus que 111 kilomètres à pied jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle. Cette bourgade galicienne somnole sous une chaleur écrasante cette fin août, au nord-ouest de la péninsule ibérique. Marcher le long du Camino permet de découvrir l’Espagne profonde, authentique. Ainsi, loin d’un décor de carte postale, Sarria consiste en une longue rue bordée d’immeubles des années 1960. Seules les poubelles publiques, en forme de coquille, y évoquent le tracé séculaire du chemin de Saint-Jacques. Mais il suffit de grimper jusqu’à la ville haute pour retrouver les vestiges de cette cité refondée par Alphonse IX, roi de León et de Galice qui y mourut en 1230 : l’église romane San Salvador, le monastère de la Magdalena devenu une albergue - un gîte - ; les ruines d’un château fort…

Le lendemain matin, un flot de pèlerins traversent en file indienne le pont roman d’Aspera, au-dessus du ruisseau Pequeno. Pour la majorité d’entre eux, il s’agit de leur première étape sur le chemin. Ce tronçon s’avère très populaire auprès des Espagnols : il leur permet d’obtenir la Compostela, ce certificat qui atteste que vous avez effectué le pèlerinage si vous en avez parcouru au moins 100 kilomètres. Une famille très chic nous précède, en tee-shirt bien ajusté et leggins seyants. La maman, Irène, égrène un chapelet tout en bavardant avec ses enfants, Alba et Daniel, 16 et 12 ans. Ils viennent de Morcillo, de la province de Cáceres, et cherchaient une excursion pour les vacances. Un groupe de cyclistes les dépassent en actionnant leurs sonnettes. Assurément, il y a du monde. Et un public qui change du profil classique du randonneur, à l’image de deux jeunes femmes et leurs chihuahuas qui se dressent dans une poussette. De quoi hérisser le poil des jacquets les plus puristes. Mais ne serait-ce pas l’une des leçons du chemin de laisser chacun avancer à sa façon ? « Nous avons même pris une crédenciale* pour nos chiens », assument, grand sourire, Michelle et Nadia, 22 et 20 ans, basées à Alicante.

Le mont Gozo sur le chemin de Compostelle - BCourbin

 

Paysages celtes

Sur le chemin qui ondule au milieu des collines verdoyantes, elles se font rattraper par Alexandra qui crapahute à toute allure malgré sa prothèse tibiale. « J’ai été amputée après une thrombose », raconte cette infirmière courageuse de 27 ans qui travaille aux urgences de Valence. « Je voulais me prouver que je pouvais le faire. » Parmi ses motivations : la cuisine galicienne dont elle se régale chaque soir. Alexandra est particulièrement friande de pouces-pieds, ces drôles de crustacés que l’on trouve aussi en Bretagne, l’équivalent du caviar pour les Espagnols. Pour le dessert, elle ne résiste pas face aux « filloas » qui, fourrées au coing ou la crème de châtaignes, ressemblent beaucoup à nos crêpes.

La Galice affiche dans l’assiette sa celtitude, si surprenante sous ces latitudes, que l’on retrouve aussi dans les paysages. Dans cette région bordée par la côte Atlantique, la bruyère et les hortensias apportent leur touche colorée, tandis que l’ambiance brumeuse dans une forêt de chênes verts évoque Brocéliande et ses légendes… Une musique techno nous tire de notre rêverie : un groupe d’étudiants vêtus de noirs déboulent enceinte à l’épaule. Le premier réflexe est de bougonner, avant de leur adresser un sourire. Ce mélange de générations apporte de la gaité sur un tronçon millénaire resté bien vivant.

Derrière son portail, une fermière coiffée d’un foulard alpague discrètement le passant : elle vend des coquilles Saint-Jacques suspendues à un cordon. Des Italiens lui en achètent pour les accrocher à leur sac-à-dos. Ce pays catholique plutôt pratiquant est l’une des nationalités les plus présentes sur cette fin de parcours. Devant la borne des 100 kilomètres, le groupe se plie au rituel de la pause photo, pour un cliché propre à glaner pas mal de likes sur les réseaux sociaux. Cette journée se termine sur la plaza de Portomarin, très animée. On y trinque sous ses arcades au tinto verano - vin rouge d’été -, face à une église médiévale, des palais et une demeure comtale du 16e siècle.

La Compostela

Ce certificat atteste que vous avez effectué le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle. Il est écrit en latin, en mode parchemin, décoré d’enluminures rouges, bleues, vertes et dorées… Un beau souvenir du chemin ! On se la procure gratuitement au centre international d’accueil au pèlerin, près de la cathédrale de Saint-Jacques-de-Compostelle. Finies les longues files d’attente : il faut s’inscrire quelques jours avant en ligne, afin de recevoir un code à conserver précieusement, puis la démarche sur place ne prend que quelques minutes.

Pour l’obtenir, il suffit d’avoir parcouru au moins 100 kilomètres sur le chemin. Preuve à l’appui : une crédenciale - le passeport ancestral du pèlerin - tamponnée au moins deux fois par jour le long du sentier, histoire de décourager ceux qui seraient tentés de raccourcir des étapes en bus ou en taxi. C’est ainsi que Sarria, sur le Camino Francés, sert de point de départ pour de nombreux jacquets. Il se dit que la Compostela fait bien sur le CV. Mais ce sont surtout des Français qui en parlent, une information non confirmée par les Espagnols à qui nous avons posé la question. N’hésitez pas à poursuivre l’enquête pour Via Compostela et à nous communiquer vos résultats !

L'Horreos, le séchoir à maïs typique de Galice - BCourbin

 

Séchoirs à maïs, un patrimoine rural

Au petit matin, il se met à bruiner, comme le crachin d’une certaine région française déjà évoquée… Mais le soleil darde vite ses rayons sur les champs de choux où des agriculteurs sont juchés sur des engins semblant sortis du siècle dernier. Le même patrimoine rural de Galice se montre sous des visages variés, de village en village : les hórreos, des greniers à maïs hissés sur des piliers. Ces constructions étroites, rectangulaires, en bois ou en pierre, laissent passer l’air tout en isolant le grain de l’humidité du sol et des rongeurs. Symboles de richesse pour les paysans, certains sont coiffés d’une croix, d’un épi de faîtage, d’un clocher, voire décorés d’un cadran solaire.

Comme sur une autoroute, des albergues se succèdent régulièrement pour recharger ses batteries, à coup de caféine ou d’eau fraîche. À la sortie du village de Gonzar, un grand panneau lumineux clignote, « abierto » en lettres bleues, « open » en lettres rouges, devant une bâtisse aux airs de Bagdad Café perdu dans la pampa. Des dahlias sauvages, blancs ou couleur framboise, poussent entre les rochers, bouquets naturels que l’on imaginerait bien dans un vase chez soi.

On entend alors un tonitruant « bonjour » en français : Pierre-Henri, de Saint-Omer (Pas-de-Calais), parti du Puy-en-Velay (Haute-Loire) et qui a fêté ses 30 ans sur le chemin. Torse nu, mesurant plus d’un mètre quatre-vingt-dix, un tatouage symbolisant le flux de la vie sur l’épaule et un visage juvénile caché par une grande barbe, il se remarque de loin. « Je savais que l’on allait se croiser », lâche-t-il. La radio Camino fonctionne bien : il avait entendu dire que deux Françaises marchaient en posant beaucoup de questions, et nous-même aurons des échos de la suite de son périple via d’autres personnes rencontrées sur les étapes suivantes.

Plouf !

La Galice a un climat océanique doux, différent du reste de l’Espagne : ses pluies abondantes expliquent l’aspect verdoyant de ses paysages. Mais l’été, cette province peut connaître des vagues de chaleur, autour de 35 degrés. Quoi de plus rafraîchissant que de piquer un plouf en fin d’étape ? Emportez votre maillot et un bonnet de bain…

Nos quatre bons plans : Portomarin. C’est la bonne surprise, après avoir gravi le grand escalier qui permet d’accéder à cette cité reconstruite sur les hauteurs : une piscine municipale extérieure avec vue sur le décor vallonné que l’on vient d’arpenter. Ambiance populaire et grande pelouse. Palas de Rei. La piscine municipale se trouve près du chemin, avant la longue descente qui mène au village. Grand bassin et vaste pelouse bordée d’arbres. Bonnet obligatoire. Melide. Là, c’est un plouf dans la rivière, certes un chouïa vaseuse mais dans un cadre tellement bucolique, depuis une plage aménagée hors de la ville. Parfait pour revigorer les mollets ! Arzua. La moins glamour des quatre, au pied d’immeubles, insérée dans le centre sportif local. Mais grand bassin extérieur et personnel très accueillant. Bonnet obligatoire.

Baigneuse près de Melide sur le Camino Frances - B. Courbin

 

Jeunesse cosmopolite

Devant une jolie chapelle dédiée à Marie-Madeleine, les cheminants font la queue pour faire tamponner leur crédenciale par un aveugle, vêtu d’une tunique de chevalier templier, qui bavarde avec chacun d’un ton joyeux. Une bonne dizaine de kilomètres plus loin, un fidèle de la paroisse propose ce même service devant l’église romane de San Xulian del Camino. Il nous raconte ses souvenirs du temps où il logeait près de la porte de la Muette à Paris. Victoria, 51 ans, de Valence, se mêle à la conversation dans un français parfait. Elle tient son chapelet serré dans une main. « Chaque matin, je récite le Rosaire à ma façon, avec plusieurs Ave Maria et Notre-Père. Je prie pour mes amis, mes enfants auxquels je dédie mes étapes. J’aime ces paysages très différents du sud de l’Espagne, avec ces petits pâturages. »

Après Palas de Rei, la campagne va devenir progressivement plus habitée et jalonnée de plantations d’eucalyptus fleurant bon sous la pluie. Au pied d’un arbre, deux barres de céréales ont été laissées en évidence à l’attention de ceux qui pourraient en avoir besoin. La jeunesse de toute l’Europe semble s’être donnée rendez-vous sur ce tronçon : Llambi, Albanais ; Bogdan, de Bucarest ; Andy, de Madrid ; Paul, Britannique qui a combattu en Ukraine contre les Russes... Ils ne se connaissaient pas et forment une communauté éphémère.

« Tu pars seul mais tu ne marches pas seul. On parle, on partage, on pleure et on fait la fête », raconte Llambi. Certains viennent de plus loin encore, tel Lucky, Australien, de Melbourne, 28 ans, en itinérance dans le cadre de son tour de l’Europe. Comme si Compostelle était devenu hype. Avec ses côtés moins plaisants. « En dortoir, certains se couchent tard puis se lèvent à 5 heures sans se soucier des autres, toutes lumières allumées », regrette Lucie, 25 ans. Partie de Burgos, cette cheffe de partie dans un resto chic de Bruxelles est devenue accroc à son podomètre. « Quelle invention géniale : au lieu de regarder l’heure, je compte en kilomètres. J’en perds la notion du temps. Mon autre coup de cœur est la gourde rétractable ! »

À la jonction de trois chemins

Melide marque la jonction du Camino francès avec le Camino primitivo, puis Arzua celle avec la Camino del Norte. De quoi étoffer les rangs de marcheurs. À Arzua, la messe des pèlerins de 19 heures a été particulièrement vivante, avec un prêtre débonnaire et une religieuse sud-américaine à la guitare. Repartis à l’aube, on voit le soleil se lever sur un pré couvert de rosée où paissent des chevaux. Le petit-déjeuner a un goût savoureux dans un bistrot de village, composé de pain à la tomate, de jamón et d’une orange pressée. Il sera complété par des figues posées sur une table au bord du chemin, avec une boîte dans laquelle glisser la somme que l’on souhaite. Ces convergences font que l’on entend parler français de plus en plus. Pascale, 72 ans, s’est élancée depuis la Tour Saint-Jacques à Paris. Thierry et Gaëlle, 43 ans et 54 ans, partis du Puy-en-Velay et de Saint-Etienne (Loire), mettent le turbo, jusqu’à 40 kilomètres par jour… Sabina, elle, est allemande : elle a 3800 kilomètres dans les jambes, depuis Francfort-sur-Oder. L’émotion intense que cette sexagénaire ressent face à l’arrivée si proche se traduit par un fou-rire inattendu. On la croise près du ruisseau de Lavacolla, dans lequel les pèlerins du Moyen-Âge faisaient leurs ablutions avant de rendre hommage à l’apôtre.

Et les voilà enfin, les tours de ces cathédrales de Santiago de Compostela que l’on repère depuis le mont Gozo. Place de l’Obradorio, les larmes montent aux yeux. On s’assied à même le sol, calé contre son sac-à-dos, au milieu des grappes de touristes. L’un d’eux, français, étonné, dit à son amie : « Mais qu’est-ce qu’ils ont, tous, par terre ? ». Celle-ci lui explique ce qu’est le chemin. « Ah, vous repartez dans l’autre sens ? », nous demande-t-il, gouailleur. Non, nous n’avons pas à revenir à pied comme autrefois. Nous savourons cette étape finale entre initiés, des compagnons de route que nous croisons sur le parvis, comme de vieux amis ayant partagé une sacrée aventure de vie.

Textes : Mathilde Giard - Photos : Barbara Courbin

Magazine Chemins 5 Via Compostela

Chemin(s), le magazine

Retrouvez ce dossier des 100 derniers kilomètres dans le volume 5 de notre magazine Chemin(s)