Tro Breizh

Sacré tour de Bretagne

Le chemin historique du Tro Breizh, « le Tour de Bretagne » en breton, est en train d’être remis à jour. L’originalité de ce Compostelle breton, où s’entremêlent légendes et histoire : il se parcourt en boucle, dans le sens des aiguilles d’une montre. Le circuit relie les villes fondées par les sept saints fondateurs de la péninsule armoricaine, pour l’heure de Quimper à Dol-de-Bretagne. Itinérance entre mer et terre sur des sentiers intimistes...

 

Le chemin du Tro Breizh traversant la forêt - ABellamy

 

Textes : Mathilde Giard - Photographies : Alexandra Bellamy

Les immenses racines sont enchevêtrées les unes dans les autres, à la hauteur des yeux. Elles semblent maintenir le talus en place. De part et d’autre du sentier étroit, les arbres moussus se dressent vers le ciel, formant une arche végétale sous laquelle avancer d’un pas tranquille. Des cosses de châtaigne et des glands de chêne jonchent le sol, dans une odeur d’humus. Pas un bruit, si ce n’est le pépiement des oiseaux et, au loin, le moteur d’un tracteur. Ce chemin creux serpente entre deux prairies, une rivière en contrebas. Creux car il a été tassé au fil des siècles par les sabots des habitants, sculpté par des générations de roues de charrettes... Ces sentes servaient aussi à délimiter des parcelles, casser le vent pour protéger les cultures et retenir l’eau d’un champ à l’autre.

Immanquablement, un calvaire surgit le long de cette petite route de campagne entre la chapelle de Saint-Pabu et le château de Kermerzen, à Pommerit-Jaudy, dans les Côtes-d’Armor, en Bretagne Nord. Il se trouve au croisement d’un ancien chemin envahi par les herbes folles. Les quatre coins du socle de granit sont entaillés : aux enterrements, le convoi funéraire suivait le trajet emprunté par le défunt depuis son baptême, entre chez lui et l’église, et cognait le cercueil en bois contre la croix. Un geste visant à demander à saint Pierre d’ouvrir à l’âme les portes du paradis...

 

Balisage du Tro Breizh en Bretagne - ABellamy

 

Une autre façon de parvenir au jardin d’Eden serait d’accomplir de son vivant le Tro Breizh, le Tour de Bretagne en breton. Sinon celui-ci se ferait après la mort, en avançant chaque année de la longueur de son cercueil. La première option, bien plus tentante, est remise au goût du jour par l’association Mon Tro Breizh, qui finalise un itinéraire de 2000 km. Ce parcours millénaire reprend ainsi vie et fait son entrée dans le club des chemins sacrés contemporains. Il a pour atout phare son côté intimiste, à mille lieues de certains tronçons très fréquentés des voies menant à Saint-Jacques-de-Compostelle.

 

Racines druidiques

S’il est lié aux saints fondateurs de Bretagne, ce circuit puise également ses racines dans des cultes druidiques, comme l’illustrent les croix dressées sur des menhirs. Contrairement à la plupart des itinéraires de pèlerinage, il a pour originalité d’être une boucle qui se fait dans le sens des aiguilles d’une montre, le soleil levant pour cap. La philosophie serait de revenir au point de départ, promesse alors des nouveaux possibles. On laisserait partir ce qui n’est plus dans les bras de l’Ankou, ce symbole de la mort qui rôde avec sa charrette... Cette circumambulation est celles des troménies, longues processions giratoires inscrites à l’inventaire du patrimoine culturel immatériel français depuis 2020, dont le Tro Breizh constitue la version XXL. Le plus connu de ces pardons — une forme de pèlerinage à date fixe — reste celui de Locronan, dans le Finistère, l’une des belles étapes du Tro Breizh.

Dessin ésotérique dans la chapelle Saint-Michel sur le Tro Breizh - ABellamy

 

La Bretagne a été forgée par une migration celtique venue de l’ancienne Bretagne, la Grande-Bretagne d’aujourd’hui. Entre le 5e et le 7e siècle après J.-C., des clans traversèrent la Manche sous la conduite de moines issus de grandes familles. Cinq de ces derniers devinrent des saints fondateurs de la région : saint Paul Aurélien à Saint-Pol-de-Léon dans le Finistère, saint Tugdual à Tréguier et saint Brieuc dans les Côtes-d’Armor, saint Malo et saint Samson à Dol-de-Bretagne en Ille-et-Vilaine. Deux locaux, Saint Corentin à Quimper, dans le Finistère, et saint Patern à Vannes, dans le Morbihan, complètent la liste. Soit sept au total, un chiffre non anodin : les Gaulois adoraient sept dieux frères qu’ils célébraient sur sept collines sacrées ; et ces sept évêchés reconstituent sur le sol breton la forme de la Grande Ourse, composée de sept étoiles. Autant de référence à un nombre censé dispenser la vie et le mouvement, symbole de la totalité de l’univers.

 

Anne de Bretagne parmi les pèlerines

En 831, Nominoë fonde le royaume de Bretagne, investi par Louis 1er dit Le Pieux, fils de Charlemagne. Dans le but d’asseoir son autorité, il s’appuie sur ces circumambulations menées sur d’anciennes voies romaines et gallo-romaines. Cette motivation politique présente le double intérêt de donner une âme au territoire et d’assurer ainsi un tour de garde aux frontières ! Au 14e siècle, le circuit prend le nom de Tro Breizh et s’agrandit, en intégrant les deux évêchés de Rennes et de Nantes. Plus de 35000 personnes s’y élancent chaque année. À l’époque, ce pèlerinage compte autant que ceux de Rome, Jérusalem ou Saint-Jacques-de-Compostelle. L’objectif était de marcher vingt kilomètres par jour en un mois, à Noël, à Pâques, à la Pentecôte ou à la Saint-Michel, périodes où les reliques des saints étaient exposées. Même Anne de Bretagne y participa en 1505, dans le but d’affirmer sa souveraineté sur le duché. Tout en profitant pour s’assurer de la bonne collecte des impôts. La réunification de la Bretagne à la France en 1532 - l’annexion pour les plus régionalistes - marqua le déclin du pèlerinage, tombé en désuétude à la Révolution. Le concept reste néanmoins ancré dans les mentalités : aujourd’hui, un homme politique breton en campagne se doit de partir « faire son Tro Breizh ».

 

Sur la piste de l’hermine

Le long de ce périple celtique, le randonneur ne prend pas son bourdon mais son Penn Bazh, le bâton qui rythme l’allure et écarte les ronces. Il emporte une poignée de terre de chez lui dans une bourse en cuir, Ar Yalc’h, qu’il essaimera devant les évêchés dans l’espoir de fertiliser son avenir. Et il ne lance pas un « buen camino » mais un « demat », « jour bon » en breton. En guise de crédencial, il fait tamponner son Tremen Hent, qui rappelle que la destination importe moins que le chemin parcouru. Enfin, il ne suit pas la coquille mais l’hermine, ce petit carnivore qui balise l’itinéraire, en noir sur fond gris et blanc. La légende raconte qu’Anne de Bretagne en fit son emblème à la suite d’une partie de chasse durant laquelle l’animal, acculé par les chiens devant une mare de boue, préféra se laisser dévorer, refusant de salir sa fourrure immaculée. Voyant cela, la duchesse le gracia et prit pour devise : « Plutôt la mort que la souillure ».

Les Monts d'Arrée sur le Tro Breizh - ABellamy

Les Monts d’Arrée en point d’orgue

Cette hermine ducale figure en bonne place sur l’un des portails de la cathédrale Saint-Corentin de Quimper, l’un des points de départ du nouveau Tro Breizh. Le premier tronçon traverse le Finistère jusqu’à Landivisiau, en une semaine. Il a pour point d’orgue les monts d’Arrée, un paysage quasi irréel de landes et de rocs au cœur d’une Bretagne authentique. À l’approche, dans le hameau de Bodenna, on croise Yves en train de bêcher son potager. « On est une dizaine d’habitants et on a bien eu peur de tout perdre avec les flammes qui nous cernaient », raconte-t-il en triant ses pommes de terre. L’été 2022 a été marqué par de graves incendies. Mais au bout de quelques semaines, des fougères vert fluo commençaient déjà à recouvrir le sol calciné sur lequel se détachaient de façon inhabituelle des rochers blancs, du quartzite. La bruyère, l’ajonc de Le Gall et la Molinie bleue devraient vite y reprendre aussi leurs droits.

Les monts d’Arrée font partie du parc naturel régional d’Armorique. « C’est le plus gros massif de tourbière et de landes de l’ouest de la France », relève Thibaut Thierry, directeur du développement du parc. « On y ressent l’esprit montagne, dans une ambiance solidaire où l’on se serre les coudes. » La chapelle Saint-Michel est perchée au sommet arrondi du Menez-Mikel, à 380 m d’altitude, sur la commune de Brasparts. Elle est érigée sur un ancien site druidique dédié à Bélénos, le dieu celte du soleil et de la santé. À l’intérieur, des dessins à la craie, des citations inscrites sur les murs et des petits cailloux témoignent de la tenue régulière de cérémonies ésotériques, dans une ambiance bon enfant.

 

Mégalithes et enclos paroissiaux

L’itinéraire se poursuit sur la ligne de crête, entre des carrières d’ardoise désaffectées. Les abords d’un lac argenté en contrebas ont longtemps été surnommés Yeun Elez, la « porte de l’enfer », parmi les lieux de prédilection des facétieux korrigans et des lavandières de la nuit. Sur l’autre rive trône la première centrale nucléaire de France, Brennilis, désormais fermée. L’étape se termine près d’un monument mégalithique datant du Néolithique, l’allée couverte du Mougau Bihan, à Commana. On s’amuse à repérer sur l’une des pierres les deux paires de seins superposées figurant « la déesse mère ».

Le pays de Landivisiau se distingue comme l’un des fiefs des enclos paroissiaux, au nombre de vingt-cinq sur son périmètre. Porte triomphante, fontaine, chapelle reliquaire... : ils sont l’expression d’une rivalité ostentatoire entre les paroisses. « Ils datent du 16e et du 17e siècle, l’âge d’or de la Bretagne, grâce au lin qui y était cultivé, tissé puis exporté en Grande-Bretagne ou en Espagne », explique Morgane Le Baquer, chargée du patrimoine au centre d’interprétation des enclos paroissiaux de Guimiliau.

 

André, vigie sur le chemin du Tro Breizh en Bretagne - ABellamy

 

Les vigies du chemin

Au fil de cet itinéraire en reconstruction, quelques vigies aident à ne pas perdre son cap. Sur le quatrième tronçon qui relie Locquirec à Tréguier, dans les Côtes d’Armor, Michelle et François échangent volontiers avec les randonneurs depuis leur pas de porte, à La Roche-Derrien. Ils habitent en face de la chapelle du Calvaire, rachetée en 1866 à un monastère de Lannion et transportée en charrette pierre par pierre. Le couple en a les clés et en assure l’entretien. « J’ai besoin d’honorer la Vierge en qui j’ai une grande confiance, », confie l’octogénaire, après avoir confectionné un bouquet pour l’autel. À Pont Neuf, c’est André, 90 ans, qui guide les égarés, vêtu d’un sweat-shirt vintage qui pourrait faire des jaloux. « Après avoir travaillé chez Citroën puis dans une cartonnerie en région parisienne, je m’occupe de mes moutons que j’emmène paître dans un champ voisin », raconte-t-il dans un grand sourire.

Le Tro Breizh longe parfois la mer sur le GR34, le sentier des douaniers très prisé par les randonneurs l’été. On y fait ainsi une incursion du côté de Paimpol, le parc éolien de Saint-Brieuc au large. C’est là que s’illustra durant la Seconde Guerre mondiale le réseau de résistance Shelburn, dont faisait partie le père de Jane Birkin, aviateur anglais. Après un plongeon dans la crique de Porz-Pin puis un café face aux flots bleu dans le petit port de Bréhec, on retrouve sans regret l’intérieur des terres. Comme seuls au monde sur ses merveilleux chemins creux.