Les trésors du Kumano Kodo

Véritable « Compostelle nippon », les voies de Kumano sont inscrites, comme les chemins de Saint-Jacques, sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, et ce depuis 2004. Elles se lovent dans la péninsule de Kii, au sud d’Osaka. Serpentant à travers les forêts de cèdres, leurs pavés souvent moussus mènent vers de splendides panoramas sur les monts escarpés et sur le vaste océan Pacifique, et sont une plongée dans la spiritualité japonaise. Au milieu du Moyen Âge, on arrive au point de départ de la voie Nakahechi depuis Kyoto, la capitale de l’empire. En 2022, on y parvient souvent depuis Osaka, pour découvrir les multiples trésors du Kumano Kodo.
 

Le temple de Nachisan, sur le Kumano Kodo - Susann Schuster - Unsplash

Le Sanctuaire de Nachi

Le sanctuaire de Nachi est un condensé de l’histoire du Kumano Kodo, de ses croyances et de son architecture.

Syncrétisme religieux

La péninsule de Kii est parsemée de sanctuaires shinto et de temples bouddhiques de prime importance, comme le sanctuaire d’Ise, dédié depuis le 7e siècle au moins à Amaterasu, le kami (l’esprit) du soleil dans la religion autochtone du Japon, le shinto, ou comme les temples du mont Koya, observant la règle du bouddhisme shingon, fondé là en 816 par Kukai. Un troisième courant de pensée, le shugendo, fonde l’histoire du Kumano Kodo. Le but du shugendo est le développement de pouvoirs spirituels (gen) par la pratique vertueuse de l’ascèse. Il s’accomplit aisément dans les montagnes, territoire de facto isolé et reculé. L’ascète Ennogyoja aurait décidé, en 686, d’ouvrir une première route de pèlerinage. Des moines, les yamabushi, la fréquentent du 8e au 12e siècle. Du 11e au 13e siècle, les empereurs ayant abdiqué en faveur de leurs fils et les nobles de la cour y apparaissent, avant que les guerriers, les classes bourgeoises et populaires ne prennent le relais. Pourquoi le Kumano Kodo remporte-t-il un si franc succès ? Parce que tout le monde a le droit d’y régénérer son gen : riches comme pauvres, nobles comme bourgeois, moines comme guerriers, hommes comme femmes. Au cours de l’histoire du pèlerinage, des sanctuaires sont édifiés. Les trois principaux sont dédiés aux kami des montagnes Hongu, Shingu et Nachi. Sous l’influence du bouddhisme, ces esprits deviennent l’émanation de trois figures bouddhiques  : Amida, Yakushi et Kannon. Le syncrétisme entre shinto et bouddhisme est en place. Le territoire de Kumano devient même une métaphore de la Terre pure du bouddha Amida, paradis dans lequel les défunts souhaitent renaître après leur mort.

Rouge vermillon

La voie Nakahechi s’étire de Takijiri-oji à Hongu. Les voies Kogumotori-goe et Ogumotori-goe prennent le relais jusqu’au sanctuaire de Nachi. En tout : 60 km et cinq jours de marche. Au jalon numéro 1, un paysage très photogénique s’étale alors : au fond de la vallée chute la cascade sacrée de Nachi. C’est la plus haute du Japon : elle nous toise depuis ses 133 m de hauteur et 13 m de largeur. Elle est considérée comme une divinité à part entière. Là s’étiraient des moines en ascèse. Juste à sa gauche s’élance une pagode rouge à trois niveaux. Elle appartient au temple Seiganto-ji, dédié au bodhisattva Kannon, incarnant la compassion ultime. Puis, accroché au versant de la montagne, se déploie le Nachi Taisha. On y pénètre en passant sous un torii, le portique rouge vermillon indiquant la frontière entre espace sacré et espace profane. Derrière se dispersent les différents bâtiments du sanctuaire. Le pavillon principal, le hondo, réunit plusieurs salles shinto, dédiées à autant de kami. Le haiden accueille les prières des fidèles et abrite les rituels donnés par les prêtresses. Un bâtiment sert de trésor, un autre de sanctuaire à la mémoire de Yatagarasu. Les édifices se distinguent par leur couleur rouge vif, doucement orangé, et par leurs toitures, dessinant deux pentes courbes couvertes d’écorce de bois et hérissées de poutres. Ils rappellent l’architecture agricole des premiers siècles de l’histoire du Japon, et notamment celle des greniers à riz.

YATAGARASU

Sur le Kumano Kodo niche un drôle d’oiseau : un corbeau à non pas une, à non pas deux, mais bien à trois pattes. Malgré son allure peu amicale, Yatagarasu veut le bien des humains. Au 7e siècle, il aurait guidé le légendaire Jimmu depuis Kumano vers la plaine de Yamato, pour y fixer le centre du pouvoir impérial. Ses trois pattes symbolisent l’union du ciel, de la terre et de l’humanité. Parce qu’il favorise l’orientation, il est de bon ton d’acquérir une amulette de protection à son effigie !

 

Rituels millénaires

Le Japon est un pays de rituels et le Kumano Kodo n’échappe pas à cette règle.

Convoquer le Kami

Sur le Kumano Kodo, un protocole shinto est de mise, que l’on entre dans l’un des trois sanctuaires principaux ou que l’on se présente devant un sanctuaire secondaire. Dans un sanctuaire est vénéré un kami, un esprit lié à la montagne, à la nature, à la vie animale, au règne végétal… Pour le convoquer, le faire descendre dans le sanctuaire et l’inviter à concrétiser un souhait, il faut respecter une certaine étiquette. D’abord, se purifier le corps, en se lavant les mains et la bouche au bassin dédié. Surtout, ne pas directement plonger les mains dans la vasque ! Des louches en bambou sont là pour prélever l’eau coulant du robinet. Ensuite, se poster devant les marches de la salle où est vénéré le kami. Là, jeter quelques pièces dans la boîte à offrandes et appeler le kami à descendre en secouant la cloche. Se prosterner et frapper ses mains deux fois, formuler une petite prière puis tirer sa révérence en effectuant un dernier plongeon en avant. Ainsi, le kami devrait être contenté par un comportement véritablement respectueux et exaucer le vœu.

Attirer la fortune

Bien sûr, il existe d’autres moyens de susciter la chance. Au sanctuaire de Hongu mais dans tous les autres aussi, de nombreux gris-gris sont disponibles à la vente pour favoriser le succès scolaire, la fortune en voyage, la réussite professionnelle, la santé de la famille. Ces gris-gris s’appellent mamori. L’un d’eux est à l’effigie de Yagaterasu et protègera le voyage de son détenteur. Aussi, l’on peut acheter un ema, un exvoto en bois sur lequel écrire un vœu et que l’on suspendra à un portique. Il est d’ailleurs passionnant de lire les vœux des autres, écrits dans toutes les langues… D’autres rituels paraissent plus exotiques. Au Japon en général et sur le Kumano Kodo en particulier, on adore vous faire traverser des choses. Ainsi, dans la montée vers Takahara, on peut s’adonner à une drôle d’attraction : se glisser à travers un éboulis de rochers pour se souhaiter une grossesse heureuse. La métaphore est simple : on s’extirpe de cet amas comme le nouveau-né s’extraie de sa mère. Au sanctuaire de Nachi, moyennant finance, on peut traverser le tronc du camphrier sacré vieux de 850 ans. Cela garantira une fortune globale.

Tamponner son crédencial

Outre les rites de purification auxquels s’adonnaient les pèlerins dans les rivières (à l’apogée du pèlerinage, ils étaient plus de 3000 dans la rivière Hiki au pied du village Chikatsuyu), le rituel le plus commun du Kumano Kodo est assurément le tamponnage du credencial, fourni par l’office de tourisme de Kii-Tanabe. Partout sur les routes, auprès des sanctuaires secondaires comme primaires, se trouve une petite maison perchée abritant un graal : le sceau de l’étape et son encrier rouge. Le livret blanc, en fin de parcours, semble avoir abusé du sake tout en s’animant de dessins adorables (kawai !). Au revers de ce crédencial figure la trame dédiée aux cachets du Camino Francés.

JIZO

En voilà un qui se remarque à son air poupin, à son sourire béat, à tous les accessoires dont l’affublent les pèlerins ainsi qu’à toutes les pièces et autres tasses de thé qu’on lui offre! Lui, c’est Jizo. On le rencontre souvent dans les oji, de petits sanctuaires, ou bien isolé sous un arbre. Jizo est un bodhisattva : dans le bouddhisme, il s’agit d’un être en voie vers l’éveil qui renonce à son statut de bouddha pour aider les autres êtres à y accéder. Jizo protège les voyageurs.

EN VERT ET BLEU

En longeant dans l’océan Pacifique, la péninsule de Kii est une perle de nature.
 

Sur le Kumano Kodo sur la côte japonaise - Chingying-Liu-Unsplash

 

Mer de cèdres

Frais et sec au printemps, chaud et humide l’été, plus frais l’automne, froid et sec l’hiver… le Kumano Kodo suit la tendance météorologique de l’île de Honshu dans son ensemble. Les couleurs aussi : vert tendre au printemps et en été, rougeoyant à l’automne — pendant la saison du koyo — blanc en hiver. Les paysages du Kumano Kodo sont sans cesse sublimés. Les forêts, qu’elles soient primaires ou aménagées, recouvrent largement les voies de Kumano. Intense expérience que celle de marcher des heures durant au plus profond d’un bois, sur un sentier pavé millénaire, évitant les racines des cèdres qui submergent les pierres, franchissant des ponts en rondins, levant la tête pour guetter le rayon de soleil à travers la futaie. Parfois, la vue se dégage sur la vallée, comme depuis le rocher plat et oblong de Hyakken-gura. En bas de la pente, c’est l’arrivée dans un pays de cocagne. On débouche presque toujours sur un village aux maisons et aux jardins en terrasses bien alignées, la nature peignée dans un joyeux désordre, laissant déborder les plantes, les pots de fleurs, les vêtements séchant au soleil, les statues de personnages drolatiques comme le bake danuki, un esprit de la forêt à tête de chien viverrin évoquant le raton-laveur, symbole de chance et de prospérité. Là, on croise aussi des arbres à yuzu et à thé… Les vallées sont creusées parfois de rivières, parfois de sources d’eau chaude, ménageant alors les fameux onsen, dans lesquels se baigner le soir après la marche. L’un d’entre eux se repère à des kilomètres à la ronde grâce à son odeur de soufre : Yunomine Onsen. Non loin, la rivière Oto borde un camping où il fait bon se reposer. L’eau est omniprésente sur le Kumano Kodo. Du onsen au sanctuaire, elle purifie les corps, elle purifie les âmes.

Océan en vue

Et puis soudain, c’est l’explosion de bleu. L’eau prend un grand E. Elle abandonne sa douceur pour se lier au sel. C’est l’océan. Ce panorama se mérite  : il faut grimper 1260 mètres pour arriver au col d’Echizen, puis suivre une longue ligne de crête afin d’apercevoir le Pacifique. Au loin s’étend Katsuura, modeste port de pêche au thon. La contemplation est parfois interrompue par le vol d’un suzumebachi, le frelon géant japonais faisant un boucan d’enfer. Quelques petites bêtes sont inamicales sur le Kumano Kodo. Le scolopendre mukade se fait rare mais il faut bien secouer ses godillots chaque matin avant de reprendre la marche. La vipère mamushi aime aussi avancer sur les chemins, à même l’humus. Plus familiers, les rapaces nous surveillent depuis les hauteurs, nous démontrant parfois leur agilité en attrapant un trognon de pomme en plein vol. Finalement, les êtres les plus nuisibles du Kumano Kodo sont les daru, ces esprits diaboliques invisibles qui pénètrent les corps pour leur infliger les pires douleurs et/ou une forte désorientation. Mais toutes les divinités et tous les protecteurs du Kumano Kodo, qu’ils soient shinto, bouddhiques ou populaires sont suffisamment nombreux pour nous prémunir de tout danger !

ARBRES À THÉ

Sur le Kumano Kodo, les maisons de thé sont encore nombreuses. On s’y restaure de jus d’hibiscus, de fruits, de gâteaux et, bien sûr, de thé vert. C’est probablement l’arrivée des empereurs retirés et des aristocrates sur les chemins de pèlerinage qui y a provoqué l’importation d’arbres à thé. Aujourd’hui, leurs feuilles sont récoltées au début du mois de mai. Les premières donnent un thé sencha, les secondes un thé bencha. Des sachets de thé sont en vente libre dans la bourgade de Fushiogami-oji.

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