Frédéric Lenoir

"Sur les chemins du sacré"

Cela fait quarante ans que cet écrivain, sociologue et philosophe s’intéresse aux quêtes spirituelles et aux sagesses diverses du monde. La réalisation d’un documentaire lui a permis d’explorer les chemins du sacré sur les cinq continents, de l’Australie au Pérou en passant par la Turquie et le Canada. Frédéric Lenoir rêve désormais de trouver le temps de s’élancer seul, pour plusieurs semaines, sur ceux de Saint-Jacques de Compostelle. En attendant, il marche dans les rues de Paris et sur les sentiers de Haute-Savoie où il possède un chalet. Avec pour moteur le désir, le thème de son dernier livre.

Frédéric Lenoir nous reçoit chez lui, à Paris, à deux pas de la Seine. Ce chouchou des médias intervient régulièrement dans les débats sur les religions, le bonheur, l’écologie… : autant de thèmes clés lorsque l’on se met en marche sur les sentiers de France et du monde. Le jeune sexagénaire aux yeux bleu azur écrit un livre par an. Dans cette même boulimie de vie, de découvertes et de rencontres, il parle à toute allure, au rythme de sa pensée qui n’y va pas par quatre chemins.  

Le Mont-Saint-Michel se reflétant à marrée basse

 

Via Compostela : Vous avez foulé plusieurs chemins sacrés à travers la planète… 
Frédéric Lenoir : Oui, j’ai pu accompagner ceux qui cheminent vers des lieux sacrés comme Sheikh Hussein au sud de l’Éthiopie, les 863 temples de Palitana en Inde, le Mont Saint-Michel en France ou les trois montagnes de Dewa Sanzan au Japon, arpentées par des moines Yamabushis. Ces voyages extraordinaires ont été été organisés dans le cadre d’une collection de films documentaires que j’ai coréalisés pour Arte, juste avant la crise du Covid, en 2019 et en 2020. J’en ai profité pour écrire un récit de voyage, Les Chemins du sacré (Ed. de l’Observatoire, 2020), illustré par mes photos.   

 

Un lieu a-t-il particulièrement éveillé en vous ce sentiment de sacré ?
Oui, l’Éthiopie, un pays extraordinaire avec les plus belles personnes dans les plus beaux paysages. J’ai également été très marqué par un rituel chamanique au Guatemala. Quatre femmes mayas honoraient un volcan en semi-activité qui est entré en éruption pendant la cérémonie ! Un moment incroyable que je n’oublierai jamais.

 

Ambiance mystique sur le chemin de Compostelle, avec le soleil qui se lève dans la brume

 

Comment définissez-vous le sacré ? 
Je me réfère à la définition proposée par le théologien allemand Rudolf Otto, basée sur le sentiment de crainte et d’émerveillement que ressent l’être humain face à la beauté de la nature et au mystère de la vie. Cette émotion se trouve à l’origine de toutes les quêtes spirituelles, qu’elles soient religieuses ou laïques. Devant un paysage ou un visage d’un enfant, l’individu ressent quelque chose qui le dépasse et le bouleverse. La question demeure universelle : que fait-on sur Terre et comment expliquer l’harmonie du monde ? Dans toutes les cultures à travers le monde, les religions sont venues tenter d’apporter des réponses par des rituels et des croyances.   

 

En quoi un chemin devient-il sacré ?
Sa dimension sociologique le distingue du profane. Ce chemin à part a une valeur en tant que tel et il nous rapproche de Dieu, quelle que soit la religion, car c’est un espace sacralisé, jalonné de temples ou d’églises. En quête spirituelle, les pèlerins foulent un lieu vivant le long duquel ils ressentent des émotions qui les font toucher à l’absolu. La dimension géographique peut aussi entrer en ligne de compte : dans beaucoup de religions, la montagne incarne le refuge des dieux. Ainsi, au Tibet, le mont Kailash est sacré pour les hindous et les bouddhistes, perçu comme l’axe du monde. La circumambulation autour de ce sommet de plus de 6600 m représente l’un des pèlerinages les plus importants d’Asie. L’histoire diffère pour celui vers Saint-Jacques-de-Compostelle où, là, à partir du 9e siècle, des voies ont été créées pour mener au tombeau de l’apôtre localisé en Galice. 

 

Leur histoire est souvent très ancienne…
Beaucoup d’autres êtres humains y ont cheminé avant nous, nous donnant l’impression d’avancer dans une continuité. Les édifices religieux ont souvent été construits à des endroits chargés d’énergie, très telluriques, où ont eu lieu des rituels, à l’image d’un rocher sur lequel auraient été sacrifiés des animaux aux temps préhistoriques. Ainsi, dans la capitale, pas loin de la tour Saint-Jacques (ndlr. Frédéric Lenoir montre alors le monument depuis sa terrasse), la cathédrale Notre-Dame de Paris aurait été érigée sur un ancien temple dédié à Isis, la déesse égyptienne. 

L'écrivain, sociologue et philosophe Frederic Lenoir

Frédéric Lenoir 

Il rédige son premier roman à 11 ans, lit Platon à 13 ans et découvre le bouddhisme à 16 ans... Sa quête spirituelle l’amène à séjourner chez les lépreux en Inde comme dans une communauté chrétienne dans la Loire. Formé en philosophie à Fribourg, en Suisse, auprès d’Emmanuel Levinas, Frédéric Lenoir est docteur en sociologie diplômé de l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales). Après avoir collaboré à L’Express et à Psychologies Magazine, il dirige de 2004 à 2013 la rédaction du Monde des religions, qu’il quitte pour se consacrer à l’écriture. Auteur d’une cinquantaine d’ouvrages (essais, romans, contes, encyclopédies), il a publié son dernier livre en novembre dernier, chez Flammarion, Le Désir, une philosophie. Personnalité engagée qui vient de fêter ses 60 ans, Frédéric Lenoir a créé l’association Ensemble pour les animaux et co-fondé Savoir être et vivre ensemble, sous l’égide de la Fondation de France.  

Marcher prépare l’esprit au sacré ?
Oui. Je suis frappé de voir que les fondateurs de nos civilisations marchaient beaucoup : Socrate ne cessait de déambuler dans les rues d’Athènes, Jésus a sillonné la Galilée et la Judée, Bouddha utilisait ses pieds pour tout véhicule à travers la basse vallée du Gange durant les quarante-cinq dernières années de sa vie… La marche est un indicateur que la pensée doit être en mouvement permanent. L’élan du corps entraîne celui de l’esprit, il fait bouger les idées et permet de ne pas rester figé dans ses certitudes. En se remettant en mouvement, on se pose les vraies questions, on retrouve du sens : où en suis-je dans ma vie, pourquoi suis-je sur Terre, ai-je choisi le bon métier… Pour ma part, quand je marche, j’emporte toujours un carnet sur moi pour y noter les réflexions qui surgissent au fil des pas. Inversement, lorsque l’on est sédentaire, l’esprit reste bloqué. On peut élargir cela à la situation géopolitique : d’une certaine façon, la crise du Covid et la guerre en Ukraine nous obligent à accepter le mouvement, en nous contraignant à admettre que l’on ne peut pas continuer à vivre comme avant.

Deux randonneuses sur le chemin de halage dans la vallée du Célé

 

Le mouvement a donc une dimension spirituelle ?
Oui, car en avançant pas à pas, on cherche à transformer son regard, à grandir, à s’améliorer. On se prépare à rencontrer des imprévus, tels un événement climatique ou une ampoule au pied auxquels il faudra parer. Il se passe toujours quelque chose d’inattendu. De même, tout comme pour l’alpinisme qui symbolise l’élévation mystique, il y a l’idée de se dépasser, de sortir de sa zone de confort et d’expérimenter autre chose. Enfin, on s’allège de ce qui n’est pas indispensable : on apprend à vivre avec l’essentiel durant deux mois, le sac à dos de 15 kg passant à 7 kg… C’est la sobriété heureuse. 

 

Quelle place a, selon vous, le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle ?
Il permet une expérience de longue itinérance le long d’un itinéraire bien balisé. S’il est un peu déraciné de son ancrage traditionnel, ce chemin sacré européen garde une dimension spirituelle laïque. On s’y rend de façon plus personnelle, plus individualisée, et l’objectif varie d’une personne à l’autre. Je n’y suis pas encore allé en tant que pèlerin, mais j’en ai fait quelques segments pour des interviews : la traversée de l’Aubrac, le passage des Pyrénées entre Saint-Jean-Pied-de-Port et Roncevaux, l’arrivée à Saint-Jacques-de-Compostelle... J’ai été touché par la diversité des gens, en quête de spiritualité, de rencontre de soi et d’ouverture aux autres. J’ai le souvenir de magnifiques paysages et de belles rencontres à l’abbaye de Conques, avec de longues discussions très émouvantes. Pour l’anecdote, à Saint-Jacques-de-Compostelle, un commandant de sapeurs-pompiers d’une cinquantaine d’années m’avait abordé : sa femme était décédée il y a un an, elle lui avait dit de prier pour moi, pour me remercier, grâce à mes livres, de l’avoir aidée à accepter la maladie, et la mort. Un souvenir poignant.  

Le symbole de la coquille Saint-Jacques incrusté dans les pavés d'un chemin

 

Vous aimeriez prendre à votre tour votre bâton de pèlerin ?
Oui. Souffrant de problèmes au genou, j’aimerais pouvoir le faire en entier d’ici deux à trois ans. En attendant, je marche dans Paris et dans les Alpes, où je possède un chalet. J’adore la vallée du Giffre et, plus jeune, j’ai beaucoup crapahuté autour de la Barre des Écrins.

 

Vous venez de sortir un livre sur le désir.  
Ce thème s’applique-t-il à la marche ?

Oui. Marcher sur les chemins sacrés répond au désir de marquer une pause dans sa vie, de faire le point, dans le silence et l’introspection, mais aussi les rencontres. C’est le désir de l’inattendu et d’être en lien avec la nature. Le désir est un moteur dans notre vie. Il faut savoir bien l’orienter, non dans l’illusion et l’égoïsme, mais envers des gens et des choses qui nous font grandir.

Chemin(s), le magazine

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